CHAPITRE 5 Les retrouvailles.

 

Noone piqua vers Notre Mère à travers les vagues d’espace saturées de radiations dures. L’instant des retrouvailles approchait – un terme dont il était difficile d’ignorer l’ironie – et le Ban replié gémissait comme un animal en cage. Autour d’elle, les accouplements avaient temporairement cessé ; les Villes repues reconstruisaient la géométrie du troupeau originel et se préparaient à se rapprocher de l’étoile binaire, au stade fer – 2.

Noone percevait le cœur surcompressé comme un accroc dans la trame de l’espace-temps. Au rythme familier de l’univers était venu se superposer un battement asynchrone – un espoir, mais si léger qu’il paraissait prêt à s’évanouir à la moindre sollicitation. La Ville avait vécu assez longtemps pour savoir à quel point ses stratégies étaient illusoires, mais elle avait accompli tout ce qu’elle avait pu. Les autres Villes étaient presque toutes venues, même si la plupart d’entre elles n’avaient fait qu’obéir à un instinct dont elles ignoraient la finalité.

Et les humains s’étaient rassemblés, comme prévu.

Dans le filet aux mailles de chair et de rêves qu’elle avait déployé dans ce coin d’espace, là où tout pouvait encore recommencer, elle connaissait le rôle et la place de chacun. Elle dériva loin des détecteurs du vaisseau Mécaniste, glissa avec difficulté son énorme masse entre les agrégats de Villes aux filaments enchevêtrés. Il y eut de nombreuses salutations, qu’elle rendit, et des questions, qu’elle ignora. Le vide enveloppait son épiderme d’une caresse glacée qui faisait frissonner son âme, tandis que le Charon titubait dans ses entrailles, incapable de trouver le repos.

Il n’aurait pas dû être là, elle en était consciente. À quelques heures près, elle n’aurait pas pu rebrousser chemin pour répondre à son appel. Mais l’effondrement du vieillard avait précédé le sien, à l’instant exact où elle choisissait de se mettre en route pour son dernier voyage. Elle acceptait sa présence comme un cadeau.

Il savait ce qu’elle avait fait, elle ne lui avait rien caché d’essentiel. Depuis, il avait retrouvé la force de bouger. Même si l’armure déchirée avait cessé de vivre, il possédait une monnaie d’échange suffisante pour acheter n’importe quelle forme d’immortalité disponible. Il pouvait défier Sletloc, il se croyait capable d’orienter la partie en cours à son avantage et d’y jouer ses cartes jusqu’à la victoire finale.

Noone aurait volontiers sacrifié la moitié de sa chair en échange d’une certitude de ce genre.

Elle distingua Turquoise près d’un groupe de Villes organiques. La tâche pâle de Notre Mère était plaquée sur sa face inférieure, dont elle occupait à peine un dixième de la surface. En s’approchant, Noone fut engloutie dans un raz-de-marée : la souffrance de la ville albinos chantait comme les voix les plus aiguës d’un chœur ; Turquoise, électrique, menait cinquante conversations en même temps ; tel un moustique, le vaisseau Mécaniste tournait autour d’elle en lui expédiant sporadiquement ses navettes aiguilles ; l’intelligence artificielle du vaisseau Connecté sacrifiait sa propre mémoire à son appétit de vivre.

Le brouhaha de questions, de sentiments et de stratégies couvrait presque le cri ininterrompu de l’étoile mourante. Il n’y avait rien d’autre à faire qu’attendre. Noone se savait trop peu douée pour l’improvisation ; d’ailleurs ce qui se jouait ici avait été prévu et calculé si longtemps à l’avance qu’il était illusoire d’espérer maîtriser l’ensemble des paramètres. Elle avait œuvré à rendre certaines choses inévitables, il était trop tard pour corriger quoi que ce soit. Elle n’en avait même plus le désir.

Le Charon martelait de ses poings l’opercule cartilagineux qui barrait le couloir où elle l’avait temporairement emprisonné. Elle ne possédait plus de rêves en réserve, mais lui en avait encore. Elle pouvait lui offrir de quoi remplir les dernières heures qui les séparaient de la supernova. Sa course ne menait nulle part, l’univers qu’il avait tant voulu marquer de son empreinte n’était qu’un ballon à demi dégonflé, mais c’était mieux que de se battre contre un mur de chair qui ne rendait pas les coups.

Avec tendresse, elle le libéra et le guida jusqu’en haut de son beffroi, le long des marches d’os en spirale qui craquaient sous son poids. Elle lui offrit – et s’offrit également – un détour par leur premier itinéraire sensuel. Engoncé dans l’exosquelette, le Charon était trop maladroit et trop lourd pour déclencher autre chose que des souvenirs, mais c’était tout ce qu’elle lui demandait.

Turquoise était toute proche ; sa couronne de filaments violacés se déployait sur toute sa circonférence, sauf à l’endroit où Notre Mère était cousue à elle. Noone devait négocier l’amarrage, une manœuvre que la présence de la Ville albinos rendait délicate. Elle permettrait ainsi au Charon de rejoindre les retrouvailles et lui offrirait sa dernière illusion d’éternité avant de redécoller. Vers l’étoile.

 

 

Le flux brutal de données qui remonta son flagelle arracha Nadiane à son cauchemar préprogrammé. Depuis longtemps, les trames oniriques que lui choisissait Joanelis en période de crise oscillaient entre une angoisse insidieuse et la terreur pure. Elle en émergeait plus alerte, l’esprit acéré comme une dague. Les interminables rêves de chute de son enfance avaient peu à peu fait disparaître ses vertiges et elle aimait se réveiller en repoussant victorieusement les images usées de son sommeil. Cette fois néanmoins, parce qu’elle savait que sa situation d’éveil était pire que le pire de ses cauchemars, le stimulant n’agit pas. L’esprit englué de visions à demi digérées, elle roula sur le côté et se débattit avant de retrouver un semblant de lucidité.

— Mon cycle est déjà fini ? résista-t-elle.

— Ton troisième, oui, répondit Joanelis. Je ne peux pas t’en accorder un autre, les Retrouvailles vont débuter.

Les Retrouvailles… Nadiane frissonna à l’idée de ce que cela signifiait pour elle.

— Je ne suis pas prête !

— Pour te permettre de récupérer et à la demande des Organiques, les Mécanistes ont déjà accepté de repousser la première réunion de deux heures. Turquoise doute – et moi aussi – qu’ils patientent davantage.

Nadiane se redressa d’un coup de reins, regrettant aussitôt que son corps ait réagi plus vite que son esprit.

— De quoi peuvent-ils s’inquiéter ?

— De la cargaison qui leur est destinée.

— Le cadeau protocolaire ?

— C’est ça… sauf qu’ils en connaissent la teneur car elle a été âprement négociée.

Joanelis laissa l’information faire son chemin dans l’intellect de sa sœur, puis il reprit :

— C’est la dernière partie d’un engagement pris il y a plus de vingt ans. Un contrat que nous ne pouvons pas ne pas respecter. Nous avons besoin du répit qu’il nous accordera.

Un vertige la prit. Le brouhaha des voix de Symbiase-Copie avait diminué et ses propres signaux corporels ne lui fournissaient plus que des informations contradictoires. Elle s’agenouilla sur un bloc de mousse et s’efforça de contrôler ses nausées. Sur la peau de son ventre et de ses cuisses, des tâches de couleur aléatoires rampaient comme des insectes pris de folie.

— Auto-test dès que possible, souffla-t-elle à Lya.

Puis, saisie d’une inspiration, elle ajouta :

— Pour moi comme pour toi. Je veux savoir tout ce qui déraille !

— Pas le temps… (Lya avait repris sa voix boudeuse.) Je dois surveiller ce qui se passe et me parler à moi-même. Et m’occuper de tous ceux qui ne sont pas encore partis.

La douleur de ses tempes atteignit un point critique mais Nadiane cessa brutalement de s’en soucier. Elle expédia un train d’interrogations paniquées à travers son flagelle.

— Je voulais t’en parler… (Joanelis donnait l’impression de se cacher derrière une muraille de glace qui allait en s’épaississant.) Lya s’effondre, nous ne pouvons plus inverser le processus, seulement le ralentir jusqu’à l’heure de la supernova. Par tous les moyens.

— Tu n’as quand même pas…

— Si. J’ai profité de ton sommeil pour réduire la finesse de la simulation de Symbiase et éliminer une partie de l’Archipel.

Cette fois, Nadiane fut incapable de s’empêcher de vomir. Des filets acres coulèrent sur son menton. Elle ne prit pas la peine de les essuyer.

— Combien sommes-nous ? hurla-t-elle mentalement. Combien en as-tu tués ?

— Nous l’avons aidé, intervint Hazène, au milieu du brouhaha de voix du Conseil. La décision a été prise en commun, en vertu de notre statut de copie.

— Mais vous, vous êtes toujours là ! (Elle sanglotait sans s’en apercevoir, horrifiée des perspectives qui s’ouvraient à elle.) Tu es devenu comme eux, grand frère… Les choix inacceptables, tu te souviens ? Tu avais toujours refusé.

Elle s’essuya les yeux et demanda de nouveau :

— Qui n’est plus là ?

— Nous avons effacé les trois premiers Symbiases. Il reste un peu moins de huit cent mille individualités simulées dans les réservoirs et nous risquons d’en perdre les neuf dixièmes dans les prochaines heures si Lya continue à régresser.

« Nous l’avons fait pour te sauver. Ta vie est infiniment plus importante que la leur. Admets-le !

Contrairement à ce que prétendait Joanelis, Nadiane eut l’impression qu’on avait tranché les derniers fils qui la maintenaient en vie. Dans l’univers étroit du Nexarche, empli de son désordre et de toutes les traces de chimie personnelle qu’elle y avait semées – urine, vomissements, sueur et larmes – elle vit son être s’enfuir et elle renonça à le retenir. Elle ne possédait de toute façon plus rien qui puisse la raccrocher à l’existence. N’avait-elle pas été condamnée d’avance ? Et l’échéance était maintenant si proche…

— Le Mécaniste est revenu, annonça Lya.

Involontairement, Nadiane tourna la tête en direction des écrans, mais ceux-ci demeurèrent opaques. L’effondrement en cours ne concernait pas seulement la personnalité de l’I.A et les réservoirs de données du Tessaract. Les systèmes primaires du Nexarche étaient eux aussi affectés.

— Le même Mécaniste ?

— Même masse, même fluidité furtive. Il s’appelle Tecamac. Je peux parler avec son armure. C’est la seule qui accepte de me répondre.

— Tecamac ? (Le nom avait quelque chose de familier mais il fallut une poignée de microsecondes à Nadiane pour retrouver la référence.)

— Ton soi-disant partenaire sexuel, renvoya Joanelis avec une pointe de sécheresse. Le nom dont tu t’es servi comme sésame pour t’ouvrir un passage entre les AnimauxVilles.

— Que fait-il ?

— Son armure teste la paroi, répondit Lya. Elle essaie de s’insinuer dans le métal. Ça chatouille !

Lya avait terminé sur un timbre d’enfant. Ni la simulation de Joanelis ni Nadiane n’y prêtèrent attention.

— Tu devrais lui demander ce qu’il veut.

— Il te trouve très belle, déclara Lya.

— Hein ?

— Il a stocké des souvenirs de toi, haute résolution, dans la mémoire de son armure.

Nadiane haussa les épaules.

— Surveille-le. Je ne tiens pas à ce qu’il endommage le sas.

Le silence revint brutalement dans l’habitacle du Nexarche. Lya était retournée à ses bouderies. Joanelis préférait qu’Hazène ou un autre Conseiller se charge d’asticoter sa sœur et ce qui restait de l’Archipel simulé attendait que les neurones de celle-ci se reconnectent totalement. Ce qu’ils acceptèrent enfin de faire, sur le mode du fatalisme.

— Quelle est donc cette cargaison que les Mécanistes attendent avec tant d’impatience et que vont-ils nous offrir en échange ?

— Servez-vous donc de votre intelligence, Nadiane ! réagit Iainzo. Extrapolez !

— Que voulez-vous que j’extrapole alors que vous avez tout fait pour me désinformer ? La désinformation elle-même ?

— Entre autres… Quelle question avons-nous laissée en suspens ? De quoi vous a-t-on toujours chargée ? En quoi l’armure de ce Mécaniste est-elle si différente des autres ? Quel rapport existe-t-il entre les événements qui jalonnent votre vie ?

Nadiane s’écria :

— Les nanones ! Mes nanones ! Ceux dont j’avais ensemencé l’astéroïde et que vous avez laissé les Mécanistes voler.

La simulation du Conseil au complet émit un murmure de satisfaction, relayé par Hazène.

— Il y a vingt ans, alors que nous piétinions sur le projet Éternité, nous avons marchandé une poignée de nanones contre l’éon d’une armure vierge. Ces nanones, qu’aucun ingénieur de Titlan n’était capable de créer, étaient les ancêtres de ceux que tu cultivais. Ils ont manifestement été copiés et constituent l’essentiel du carbex de ton Mécaniste.

— Ce n’est pas mon Mécaniste.

— De son côté, l’éon nous a permis de progresser dans la conception des I.A indispensables au projet Éternité. On peut dire que cet échange de technologies a profité aux deux parties. Un autre volet des tractations concernait l’avenir de nos relations diplomatiques. Les Mécanistes s’engageaient à éviter et à préserver notre secteur galactique. Nous leur garantissions un suivi nanotechnologique. Et inversement, bien sûr, mais leurs compétences scientifiques ne nous intéressent pas et ils nous savent parfaitement inoffensifs. Comme prévu, ni eux ni nous n’avons respecté cet aspect de l’accord. Ils ont truffé notre espace de matériel espion et de pollen numérique grossier. Nous leur avons caché chaque progrès majeur et nous avons longtemps et innocemment cru que ce modus vivendi leur suffirait. Ils ont fini par nous demander des comptes, très officiellement.

« Dans l’urgence, nous leur avons fourni une masse d’informations colossale sur toutes nos recherches infructueuses. De quoi les occuper quelques années. C’est là que tu entres en scène. Nous savions qu’ils ne se contenteraient pas longtemps d’échecs et de théories inutilisables. Il était matériellement plus simple de nous asservir. Alors nous avons joué le compromis : une génération de nanones pour nous désuète, mais pour eux toute nouvelle et, surtout, annonciatrice d’un progrès révolutionnaire. Tu les as ensemencés, ils les ont volés et ce fut notre tour de demander des comptes. Oh ! pas à leur façon ! Nous nous sommes bien gardés de les accuser. Nous leur avons enjoint de respecter leur partie du contrat en protégeant mieux notre espace et en retrouvant le matériel dérobé, un matériel que nous avons présenté comme une étape vers une génération aboutie de nanones que nous leur destinions. C’est la cargaison que tu es censée leur remettre.

Nadiane leva les yeux vers le plafond.

— Ils peuvent aussi bien venir la chercher.

Il y eut un long silence dans le réseau simulé, comme si Hazène avait baissé les bras et que personne n’était pressé de prendre son relais.

— Alors ? relança Nadiane.

— Alors il faut sauver ce qui peut l’être, s’anima Iainzo. Nous nous cantonnons aux hypothèses, et l’hypothèse la plus probable aujourd’hui est que les Mécanistes sont dans une logique de guerre. Symbiase n’est pas forcément concernée, mais il n’y a pas de place pour nous dans un conflit. Nous devons conserver notre indépendance, ce qui nous contraint à anticiper les désirs mécanistes.

— Je ne suis pas sûre de comprendre… Je ne dispose pas de l’ensemble des données, c’est ça ? Il y a un plan à l’intérieur du plan, ou alors vous êtes tous dingues et je serai bientôt morte.

Il y eut un silence à l’autre bout du Réseau. Nadiane se hissa hors de la cale. Sa peau couverte de chair de poule réagissait au froid en affichant des courbes de niveau de température. En réponse, le Nexarche s’efforçait de la réchauffer sans y parvenir. La glace venait du plus profond de son esprit et refusait de fondre.

— Dis-moi que j’ai raison, grand frère… J’ai besoin de savoir !

— J’ai peur que ce soit encore plus compliqué que cela, soupira Iainzo. Nous avons fait beaucoup trop d’hypothèses fragiles pour être sûrs de nous. Nous ne sommes pas des stratèges, tandis que les Mécanistes sont des maîtres en la matière. Il était inutile de les affronter sur leur terrain ; nous avons abordé le problème autrement.

« Les guerres détruisent plus de données qu’elles n’en créent. C’est un gaspillage, bien sûr, mais aussi une dangereuse réduction des perspectives. La réalité devient blanche et noire ; eux ou nous. Jusqu’à présent, c’est notre sens de la nuance qui nous a permis de survivre. Il n’y a pas de place pour nous dans un conflit si nous ne conservons pas ce qui fait notre force.

« Alors, non, nous n’avons pas de plan. Ce que nous possédons, c’est la cartographie fractale d’une stratégie si complexe qu’aucun d’entre nous, pris individuellement, n’en distingue les motifs. La chaîne d’actions est multimodale, avec des niveaux d’imbrication tels que toute tentative de compréhension binaire est vouée à l’échec. Les Mécanistes ne sont tout simplement pas capables de comprendre comment nous pensons.

— Nous n’avons pas de plan, mais nous jouons avec une stratégie si absconse qu’elle nous conduit à remettre nos dernières générations de nanones aux Mécanistes. Ça non plus, je ne suis pas certaine de comprendre !

En réponse, Nadiane reçut l’équivalent d’un jet de tuyère en régime d’accélération, le bruit de huit cent mille sourires fondus en une seule voix. Les survivants de la simulation de l’Archipel s’amusaient de sa remarque, l’obligeant à se remettre en question et à intégrer différemment les informations qu’elle accumulait depuis son départ de Symbiase. L’obligeant à retrouver le goût de son jeu préféré, l’essence même de sa vie : multiplier les points de vue.

Délicatement, Iainzo se chargea de mettre en place la clef de voûte de son édifice mental.

— Le concept des armes binaires est très ancien. Il est basé sur l’assemblage de plusieurs composants inoffensifs lorsqu’ils sont pris séparément, mais qui deviennent mortels au contact les uns des autres. Primitif, mais quasi indécelable sans la tournure d’esprit adéquate. Les Mécanistes ont cet état d’esprit à un degré incroyable : enfermés dans leurs armures, murés dans leur propre reflet, ils se conçoivent comme la forme ultime de ce type d’arme. Et ils ont sans doute raison.

« Nous n’avons pas vraiment tenté de penser comme eux, nous avons choisi de créer des nanones qui soient le reflet de notre façon d’être. Lorsqu’ils coopèrent, les résultats peuvent être… inattendus. Ainsi, le cadeau que vous allez leur offrir est un fragment d’une masse critique orientée vers la coopération et la résolution de conflits. Ce sont des nanones ambassadeurs, tout comme ceux qu’ils ont volés. Nous incorporons cette fonction dans l’ensemble de nos modèles depuis des années afin d’être sûrs que suffisamment de ces nanones soient rassemblés sur un éventuel champ de bataille. Nous ignorons ce que les algorithmes génétiques intégrés dans leurs structures de décision sont capables de faire. Nous n’avons aucun moyen de les guider ou de les arrêter, mais quelle que soit la stratégie mécaniste, nos nanones s’organiseront pour s’y opposer. Voilà sur quoi nous avons joué votre vie et la nôtre.

Les jambes coupées, Nadiane se laissa tomber sur le bloc de mousse le plus proche.

— C’est si… fragile, murmura-t-elle. Et… merdétoile ! je ne sers à rien ! Vous auriez tout aussi bien pu envoyer Lya seule !

Joanelis se glissa en douceur dans la conversation :

— Ils l’auraient détruite, par méfiance. Tu incarnes notre faiblesse petite sœur, donc notre honnêteté, notre très soumise honnêteté. J’ai accepté cette idée, c’est ce qu’il y a de plus atroce. Mais nous n’avons rien d’autre.

Nadiane hocha la tête.

— Plus ils me voient faible, moins ils réfléchissent, c’est ça ? Ils ne veulent rien d’autre, ni promesses ni soumission. Ce qu’ils désirent, c’est d’être capable de prendre ce dont ils ont envie.

— Ils possèdent déjà tout, dit sombrement Iainzo.

— Et je ne peux pas repartir avant la supernova ?

Personne ne prit la peine de lui répondre. De l’autre côté des parois de métal et de chair qui l’entouraient, l’étoile binaire était en train de mourir, au rythme d’une horloge intérieure devenue folle. Et elle ne l’avait toujours pas vue.

— Et moi, pourquoi tu ne veux plus me parler ?

La voix de Lya couvrit le bruit de fond de Symbiase. La puissance du Réseau refluait par à-coups, provoquant des microcoupures affectives qui minaient son équilibre. La tendresse de Joanelis était devenue discontinue. Nadiane haussa les épaules. Elle avait refusé d’affronter le problème aussi longtemps qu’elle l’avait pu mais il était désormais trop tard pour reculer. Son propre environnement était en train de s’effondrer plus vite que la supernova.

— D’accord, ma sœur/miroir… Raconte-toi.

À l’autre bout, le Nexarche demeura silencieux. Lorsqu’elle comprit qu’elle était seule, Nadiane tendit le poignet vers le bloc médical et réclama un trou noir chimique de quatre heures.

 

 

Gadjio eût aimé hurler. Plus exactement, il savait qu’il n’eût dû être qu’un cri depuis que Turquoise lui avait greffé l’embiote sur la nuque, mais il n’éprouvait aucune douleur et il n’existait pas de lien entre sa conscience, terrorisée, et le havre de paix qu’était devenu son subconscient. Le sympathe lui interdisait de sombrer.

Il était appuyé, nu, contre un prie-Dieu, un des rares artefacts humains dont il avait meublé Notre Mère. Il tournait le dos à un miroir posé sur un lutrin, et se torturait les cervicales pour observer le reflet de sa colonne vertébrale… de ce qu’il en était resté, sous l’épaisseur de carbex qui la recouvrait, et de ce qu’elle devenait depuis que l’embiote l’avait envahi.

Au début, l’embiote n’avait été qu’une espèce de protozoaire brunâtre de trente centimètres carrés, un cataplasme gélatineux ventousé entre ses épaules, entre celle qui était encore humaine et l’autre que l’Éclat s’était accaparée. Puis l’amibe avait étendu ses pseudopodes, infesté la chair vierge et empiété sur le territoire de l’armure. Elle s’était étalée, croissant de seconde en seconde sans perdre en volume comme si elle se nourrissait du terrain qu’elle venait occuper.

« Il faut des années pour qu’un embiote intègre complètement le métabolisme d’un enfant, lui avait dit Jdan. Dans votre cas, cela sera beaucoup plus rapide. D’une part votre croissance est achevée depuis longtemps et vos cellules sont moins réactives. D’autre part, cet embiote est… disons qu’il est génétiquement programmé pour votre… euh… situation. »

Gadjio ne pouvait pas sentir l’invasion intérieure de l’embiote, mais il la ressentait à travers ce que l’Éclat, paniqué, lui communiquait. L’embiote ne se contentait pas de se diluer dans son corps, il était une usine chimique dissolvant tous les tissus qu’il atteignait pour les reconstruire augmentés de son génome. Et il traitait indifféremment les cellules humaines et les nanones mécanistes.

Maintenant, dans le miroir, son dos ressemblait à un camaïeu de gel, d’épiderme et de métal fondus, et l’épidémie se propageait à ses bras, à son bassin et à ses flancs, le carbex s’atténuant sur les parties qu’il dominait pour se répandre dans les chairs qu’il n’avait pas atteintes de lui-même. C’était à la fois fascinant et horrible.

Dans quelques semaines, tu seras redevenu comme avant Un peu plus jeune, un peu plus ferme, mais tu ne garderas aucune trace de l’Éclat et l’embiote sera lui aussi invisible… du moins si tu le contrôles dans cette optique.

— Si je le contrôle ?

Le Passeur avait presque crié. Les ronronnements du sympathe gagnèrent instantanément plusieurs décibels. Notre Mère prit un ton amusé :

L’embiote est une baguette magique, Gadjio. Si tu veux te changer en crapaud, il te permettra de le faire. Si tu préfères te ressembler, il se contentera de s’assurer que ton corps fonctionne au mieux. Ce sera à toi de décider.

— Je ne veux être que moi… physiquement et mentalement.

Mais tu es toi ! Tu es toi maintenant.

— Maintenant, je suis un monstre !

Alors change-toi ! C’est justement à ça que sert l’embiote.

— Tu sais très bien ce que je veux dire !

Oui. Je sais que, comme la plupart des êtres humains, tu as toujours eu du mal à vieillir. Ton intellect digère mal ce que tu considères être des péchés de jeunesse, parce que tu en es à la fois fier, comme d’une gloire passée, et honteux, comme d’une incomplétude dramatique. Et ton ego ne supporte pas les modifications de ton corps : les cheveux qui blanchissent, la peau qui s’assèche, les muscles qui rechignent, les articulations qui peinent. Tu rêves d’être une personæ inaltérable et tu n’es qu’un tableau en cours d’effacement.

« Malheureusement, dans un univers entropique, l’évolution tend vers l’altération, les expériences enrichissent autant qu’elles corrodent. Elles ne laissent jamais indemnes. Or l’éclat d’armure et l’embiote font aujourd’hui partie de ton expérience personnelle.

Gadjio eut l’impression que Notre Mère s’était interrompue au milieu de son discours et il en attendit la suite, mais elle n’avait aucune intention de reprendre.

— Tu ne m’es pas d’un grand secours, laissa-t-il tomber.

Je trouve cette remarque assez ingrate.

Gadjio n’avait pas lâché le miroir des yeux, il le fit enfin et pivota sur le tabouret.

— Excuse-moi.

Grand Ban ! Des excuses ? Mais on dirait que mon Passeur des Morts est de retour ! Ou s’agit-il d’une manière armoriale d’exprimer la détresse ? La seule chose que je peux te garantir, c’est qu’il ne s’agit pas d’une attitude embiotique.

Malgré lui, Gadjio sourit et, sur ses cuisses, le sympathe s’apaisa.

— Je… je ne sais ni qui je suis, ni ce que je ressens, et il n’y a aucun rapport entre ce que je pense et ce que je… je… ce qu’il y a dans mes pensées. Le sympathe me déconnecte à la fois de la réalité et de ce que j’en perçois. C’est comme si je rêvais sous stupéfiant. Entre ça, l’armure et l’embiote, il n’y a strictement rien de vrai en moi, tu comprends ?

Tout est vrai.

— Objectivement oui, et même subjectivement pour toi, pour Jdan ou pour n’importe qui. Mais pas pour moi. Je… je n’ai même pas pensé à Marine depuis… Sainte Mère ! Je me vois… je veux dire : le Passeur des Morts voit le mourant et cherche ce qu’il va pouvoir tirer de ce que celui-ci exige de sa personæ. Je connais son histoire et il me demande d’en raconter une autre ! Tu disais que l’univers est entropie ? Moi je sais que la mémoire de l’univers est mensonge.

Bien sûr, puisque c’est toi qui l’inventes.

Gadjio resta bouche bée.

— J’invente quoi ?

Ta propre identité. Je ne te parle pas de ce qui se passe présentement, entre toi et tes… symbiotes. Je te parle du souvenir que tu as de toi-même. Car tu n’es pas le Gadjio dont tu te souviens… c’est une chose admise… mais tu ne l’as jamais été !

Si le sympathe l’avait autorisé, le Passeur se serait effondré une fois de plus. Au lieu de cela, il prit encore un peu de recul.

— Je ne peux me fier à rien, c’est cela ? Je ne peux même pas compter sur moi ?

Si, mais n’oublie pas le principe d’incertitude. Tu ne peux pas à la fois connaître le présent, le passé et l’idée que tu t’en fais.

— Cela revient au même et cela ne me dit pas ce que je dois faire.

Ce que tu dois dépend du contexte, de ce que tu veux et des moyens que tu te donnes. Pour l’heure, le contexte est celui des Retrouvailles, ce que tu veux est impossible et tes moyens inadéquats. Mais tout va basculer quand tu te retrouveras face au Charon au milieu des Mécanistes…

— Il arrive bientôt ?

Il est déjà là et les Mécanistes vont très vite s’en apercevoir.

 

 

Le premier message de l’Ingénieur avait été : « Un AnimalVille s’est détaché du groupe fornicateur et approche Turquoise. » Sletloc s’était contenté d’accuser réception. Il se doutait que Hualpa avait attendu d’être absolument certain de la manœuvre de l’arrivant avant de l’informer parce qu’il ne pouvait plus faire autrement. Cela faisait partie du jeu de pouvoir qui les opposait. En ne manifestant aucune inquiétude, l’Armurier se contentait de rendre le coup.

Le second message, par contre, exigeait une réaction.

« L’arrivant vient d’effectuer une manœuvre de retournement. Les deux AnimauxVilles devraient entrer en contact dans moins de dix minutes. »

Sletloc dut se précipiter vers le sas derrière lequel patientait l’une des navettes du Zéro Plus pour obtenir une liaison directe avec l’astronef. Ce qui lui fit perdre cinq minutes. Car, même si Tlaxa avait donné l’ordre à ses hommes de s’éparpiller dans la Ville, il en disposait de trop peu pour couvrir ne serait-ce qu’un dixième de ses quartiers.

— Où s’effectuera le contact, bordel ? hurla-t-il dès que la communication fut établie.

Il n’entendit pas le rire qu’étouffa l’Ingénieur, il le devina.

— Dans une partie de la Ville à laquelle vos hommes n’ont manifestement pas accès.

— Comment ça : pas accès ?

— Eh bien, soit le relevé que votre Assistant a fourni à nos I.A est inexact, soit aucun Voltigeur n’a visité le quartier concerné. En fait, nous ne nous en serions sans doute jamais aperçu si… Excusez-moi, mon Assistant me signale que quelque chose bouge à la surface de Turquoise. Je vous rappelle dans une minute.

Sletloc ne prit pas la peine de protester – il savait que Hualpa avait éteint le com de la salle de commande – mais il était furieux. Il était certain que les renseignements transmis par Tlaxa étaient précis au millimètre près et que toutes les parties habitables de la Ville y figuraient. Donc, soit l’Ingénieur se moquait de lui et le contact s’effectuerait sur l’autre face de Turquoise (dans ses structures de fonctionnement), soit quelqu’un avait commis une erreur aussi navrante que dangereuse dans ses relevés topographiques.

Soit l’AnimalVille lui-même se foutait d’eux et trichait avec ses « perspectives » pour tromper la parallaxe des capteurs armoriaux. Mais cette éventualité supposait qu’il était capable de reconfigurer certains de ses volumes en temps réel…

Il ne laissa pas à Hualpa le loisir de parler quand celui-ci rétablit la communication.

— Transmettez-moi une image-écran, ordonna-t-il, et expédiez une navette au point de contact. Que ses hommes se tiennent prêts à débarquer. Je crois que notre Ville hôte ne joue pas franc-jeu.

 

Pas plus que les techniciens, qu’Iztoatl sollicitait pourtant de manière permanente, Hualpa ne parvenait à détacher son regard de l’écran principal. Rien ne l’avait préparé à assister d’aussi près à un spectacle d’une telle démesure. Autant l’approche de Notre Mère des Os lui avait semblé normale, dans le sens où elle évoquait l’abordage d’une base stellaire par un appareil de moyen tonnage, autant celle du nouvel arrivant, dix fois plus massif que Turquoise, le bouleversait. Et il s’agissait bien d’un bouleversement de ses valeurs, car il ne lui paraissait plus possible d’envisager le Zéro Plus autrement que comme un moustique. Un moustique certes dangereux, mais un moustique tout de même, qu’un mouvement malencontreux ou un geste d’agacement aurait écrasé sans que les Villes s’en aperçoivent.

L’arrivant avait littéralement piqué sur Turquoise avant de se servir de sa vitesse inertielle pour basculer sur ce qui lui tenait lieu de proue, se dressant à angle droit au-dessus de son congénère, occultant d’une seule ombre tout ce que percevaient les instruments du Zéro Plus dans un champ de cent quatre-vingt degrés. Puis il était tombé, au ralenti, menaçant de broyer les dômes de Turquoise et le moustique mécaniste qui évoluait pourtant à cinquante kilomètres d’eux. Il s’était ensuite laissé glisser contre le flanc de son congénère, le frôlant de si près que la navette exigée par l’Armurier n’eût trouvé aucun passage entre eux. Sans à-coup, sans hésitation, avec juste ce qu’il fallait d’ondulations et de frémissements pour que les saillies de l’un caressent celles de l’autre sans réel contact. Intuitivement, l’Ingénieur comprit qu’aucun réseau d’ordinateurs, soit-il de la dernière génération connectée, n’aurait pu calculer cette trajectoire à cette distance et à cette vitesse. Il devina aussi qu’il aurait fallu des années d’entraînement à un Mécaniste et à son armure pour parvenir à une telle maîtrise de leurs mouvements dans l’espace. Alors, pour la première fois de son existence, il ressentit du respect pour ces créatures qui étaient bien plus que des animaux.

— Il s’est immobilisé, annonça Iztoatl.

Cela ne dura qu’une poignée de secondes. Le temps que quelque chose – des filaments – jaillisse de Turquoise, se plaque contre l’arrivant, ondoie de manière étrange et se rétracte pour disparaître dans les replis de la Ville.

— Une… copulation ? demanda un technicien.

— Une livraison, affirma Iztoatl.

Hualpa penchait aussi pour cette interprétation. Il était même prêt à parier que la livraison s’était effectuée à destination de Turquoise et que Sletloc n’en apprécierait pas la nature. Ce qui le réjouit. Il se reconcentra sur le communicateur :

— J’expédie la navette, mais je doute qu’il reste grand-chose à voir. (Déjà, l’AnimalVille s’écartait de Turquoise et accélérait vers l’espace profond.) Vous aurez peut-être plus de chance par l’intérieur… quoique si Turquoise avait souhaité nous tenir informer de ce qu’il réceptionnait…

Il ne termina pas sa phrase. Ce n’était pas à lui d’entretenir les soupçons de l’Armurier, même s’il partageait son opinion quant aux manipulations topographiques de la Ville. De toute façon, celui-ci se contenta de grommeler et coupa la communication. L’Ingénieur se tourna vers son Assistant.

— Je n’aimerais pas être à la place de Sletloc dit-il (essentiellement pour les oreilles des techniciens). Entre la Réunion et la recherche de ce que Turquoise a bien pu recevoir…

— Nous risquons d’être nous-mêmes rapidement surchargés de travail, Monsieur.

— Rapidement ?

Iztoatl hocha la tête et désigna le poste de commande des officiers. Hualpa l’y suivit en fronçant les sourcils.

— Alors ? s’enquit-il dès que le sas se fut refermé derrière eux. Que souhaitiez-vous me dire qu’aucun espion de notre ami Armurier ne pouvait entendre ?

Aucun d’eux n’était sûr que cette pièce fût plus fiable que le reste du vaisseau, mais il n’avait pas d’autre choix que faire semblant.

— Nous connaissons cet AnimalVille, Monsieur.

— Le… celui qui…

— Oui, Monsieur. Il s’agit de celui que nous avons dû chasser du système de Titlan alors que nous rentrions d’une manœuvre d’essai.

À la stupeur dont lui-même fut saisi, l’Ingénieur comprit pourquoi son Assistant avait préféré ne pas en avertir Sletloc. Cette Ville n’avait pas seulement violé l’espace stellaire de la capitale mécaniste, elle connaissait aussi certaines particularités du Zéro Plus, dont sa puissance de feu et ses facultés de déplacement instantané.

— Ce n’était donc pas une Ville sauvage, commenta-t-il. J’espère que nous n’allons pas à la rencontre d’une très grosse et très désagréable surprise, Iztoatl.

— Désirez-vous que l’Armurier soit informé ?

— Informé de quoi ? Vous l’avez entendu ? Il est déjà tellement suspicieux qu’il s’apprête à précipiter les événements sans avoir la moindre idée de ce que prépare l’adversaire. Il est si piètre tacticien qu’il oubliera ses talents de stratège à la première occasion !

— Vous craignez qu’il déclenche trop tôt les hostilités ?

— Je ne le crains pas. J’en suis certain. J’espère seulement qu’il me laissera le temps de déployer le Zéro Plus avant de jouer à la guerre. Que ce soit lui ou quelqu’un d’autre qui le façonne, l’avenir du Mécanisme dépend de notre seule réussite, Iztoatl.

 

 

Alors que son armure achevait d’examiner les systèmes de sécurité de l’appareil connecté en les testant de l’intérieur même du métal qui le recouvrait, Tecamac reçut l’ordre de forcer le Nexarche et d’en extraire son occupante pour la conduire à l’amphithéâtre où allaient se dérouler les Retrouvailles. Ce n’était pas un ordre formel et il ne s’adressait pas directement à lui. C’était une injonction de l’Armurier à Chetelpec. On va voir ce que vaut votre protégé, demandez-lui… Mais il ne pouvait pas s’agir d’un test ; l’Armurier savait de quoi Tecamac était capable : il l’avait conçue. Ou alors, s’il s’agissait d’un test, il ne concernait pas l’armure.

Le jeune homme ne se demanda pas d’où il tenait la certitude que, parmi tous les Armuriers, Sletloc était celui qui avait créé Tecamac. C’était une évidence qui s’emboîtait dans d’autres évidences. L’une d’entre elles voulait que Sletloc connaisse précisément l’endroit où se trouvait le garçon. Une autre ne doutait pas qu’il sache que Chetelpec disposait du moyen de communiquer avec lui. Toutes supposaient que, sans être omnipotent, l’Armurier détenait de nombreuses clefs de ce Mécanisme que l’Ingénieur Hualpa tentait d’ouvrir.

Il ne se demanda pas davantage s’il était en mesure de pénétrer dans le Nexarche. Le carbex de Tecamac était syntonisé avec le nanorythme de l’enveloppe du vaisseau, il pouvait aussi aisément en fendre le métal que l’I.A de bord. Il suffisait de réorganiser l’enchevêtrement des molécules, comme il l’avait déjà fait pour pénétrer le carbex des assassins de Zezlu. Sauf qu’il n’était pas en guerre avec Nadiane, et qu’il n’avait pas officiellement reçu l’ordre de la contraindre.

Chetelpec est en route et Sletloc lui a adjoint deux Voltigeurs. Nous avons peu de temps.

L’armure comprenait parfaitement l’état d’esprit de Tecamac. Des chiffres s’affichèrent sur sa rétine gauche et le décompte commença : moins de huit minutes.

— Je sais que vous m’entendez, dit-il trop fort. (Il se racla la gorge et baissa la voix :) Je vais vous brusquer un peu, mais je vous demande de m’écouter attentivement et de vous décider très vite. Mes supérieurs s’impatientent. Ils souhaitent que les Retrouvailles aient lieu dès maintenant et ils exigent votre présence. Trois hommes sont en route pour me communiquer l’ordre de vous accompagner jusqu’à l’amphithéâtre. Lorsqu’ils seront ici, je n’aurai pas d’autre choix que m’exécuter. Je sais que vous êtes malade et qu’il vous sera pénible de traverser la moitié de la Ville. Je vous prie d’accepter mon assistance.

Il ne voyait rien à ajouter. Cinq interminables minutes s’écoulèrent.

 

Affalée sur le bloc de mousse, Nadiane n’avait pas bougé depuis une demi-heure. Tout au plus avait-elle cillé un peu plus vite que nécessaire lorsque le Mécaniste s’était mis à parler. Lya ayant fini par pixéliser partiellement trois mètres carrés de paroi pour lui montrer ce qui se passait à l’extérieur du Nexarche, elle s’était contentée d’observer l’image en mosaïque de son visiteur. Dès les premiers mots, elle avait compris que son immobilisme avait pris fin.

— Joanelis ? demanda-t-elle.

— Nous recevons en ce moment même une injonction de l’Armurier Sletloc. Si tu n’es pas en état d’ouvrir le Nexarche, ses hommes le feront depuis Turquoise. Si tu n’es pas capable d’assister aux Retrouvailles, ils réceptionneront ta cargaison ici même.

— Bien.

— Il serait préférable que tu ouvres à ton… au Mécaniste qui est déjà sur place et que tu le suives.

Il s’agissait de la voix d’Hazène, évidemment.

— Telle est bien mon intention.

Nadiane eut la sensation de percevoir des milliers de soupirs de soulagement.

— Lya, implante-moi quelques térabits de données congelées à effet retard, un puzzle logique ou je ne sais quoi de soluble par itération. Je vais avoir besoin de me raccrocher à un mirage.

— Cela ne servira pas à grand-chose, objecta Iainzo.

— J’en suis seule juge. Comment se présente la… cargaison ?

Derrière elle, un compartiment coulissa. Elle fit pivoter le fauteuil et tendit les bras pour saisir l’objet qu’elle découvrit.

— Pas très impressionnant, remarqua-t-elle.

La « mallette » ressemblait à un étui de violon ou de cithare, triangulaire, métallique et dépolie. Elle était munie d’une poignée et d’une simple fermeture magnétique sans sécurité, sans codage. Elle n’excédait pas un mètre de long, mais elle pesait près de trente kilos.

— Merdétoile ! jura-t-elle lorsqu’elle voulut la soulever.

Elle la posa au sol, se redressa, la poussa du pied jusqu’à la paroi où Lya reproduisait toujours l’image en vitrail du Mécaniste et envoya un ordre à sa greffe neurale pour que les nanones de son épiderme simulent une combinaison bigarrée de couleurs mates. Quelque chose de beaucoup plus sobre que ce qu’elle avait déjà montré au Mécaniste.

— Ouverture.

 

Tecamac se morfondait. Plusieurs fois, il avait ouvert la bouche pour tenter à nouveau de convaincre la Connectée, mais il n’avait pas su comment s’y prendre. En fait, il lui semblait avoir tout dit, du moins tout ce qu’il pouvait dire, et il était certain d’avoir usé des bonnes formes. Il commençait à envisager que Nadiane ne l’avait pas entendu, parce qu’elle était inconsciente, et il s’interrogeait sur l’opportunité de pénétrer dans le Nexarche avant que Chetelpec l’eût rejoint. Alors l’armure lui annonça que l’I.A du vaisseau était en train de créer une fente dans la paroi. Il se recula de deux mètres.

Elle était parée d’une pixélisation moins troublante que celle qu’il lui connaissait déjà, mais elle était toujours aussi grande et aussi belle, et elle avait l’air plus en forme que lorsqu’il l’avait abandonnée à l’Organique. Pour éviter de bafouiller ou, en tout cas, de commettre un impair, il garda le silence, mais il ne la lâcha pas des yeux.

D’une jambe, elle poussa vers lui un étrange objet et ordonna la fermeture du vaisseau derrière elle. Puis elle lui parla :

— Je vous sais gré de votre sollicitude et je suis désolée de devoir en abuser, mais ce… ce truc est un peu trop lourd pour moi.

Il se précipita vers l’objet et le ramassa comme s’il n’avait rien pesé. D’ailleurs, à ses muscles, il ne pesait rien. Le décompte sur sa rétine gauche était proche de zéro ; un hologramme en transparence s’afficha juste en dessous, il figurait les galeries menant au vaisseau connecté et les trois Mécanistes approchant sous forme de silhouettes jaune orangé. Tecamac avait le temps d’une ou deux phrases, pas plus, il choisit ses mots avec soin :

— Je connais quelqu’un qui peut vous aider. Je vous conduirai auprès d’elle après la cérémonie des Retrouvailles, mais il est préférable que mes semblables l’ignorent.

Le regard qu’elle lui offrit en retour lui procura une joie intense qui remonta toute sa colonne vertébrale et lui donna la sensation que ses neurones s’ouvraient à une nouvelle compréhension de l’univers. Elle était à la fois complètement décontenancée et reconnaissante, incrédule et soulagée. Elle l’acceptait, pour ce qu’il voulait lui donner et pour ce qu’il était, sans se soucier qu’il soit Mécaniste et elle Connectée.

— Merci, dit-elle simplement.

Chetelpec et les Voltigeurs venaient d’apparaître dans le corridor.

Tandis que le plus petit des quatre Mécanistes – qui s’était présenté comme Chetelpec, sans faire la moindre allusion à l’identité de ses congénères – débitait des phrases de convenance (non sans jeter de fréquents coups d’œil vers celui qu’ils avaient rejoint et dont il était manifestement le supérieur hiérarchique), Nadiane sollicitait son implant mémoriel pour se rejouer l’échange auquel elle venait de participer. Avec la désagréable impression qu’elle n’avait fait qu’y assister ou que son rôle s’était réduit à celui de marionnette. Car le Mécaniste la manipulait – elle en était certaine – et cela durait depuis la seconde où elle avait aperçu son ombre pour la première fois. Avec le recul, il était même évident que tout ce qu’il faisait s’adressait directement à elle.

À moins qu’Hazène n’ait raison, et qu’un mur se soit sérieusement lézardé dans la maison mécaniste. Se pourrait-il…

Elle n’osait même pas y penser. Pourtant l’armure de ce Mécaniste était bel et bien la première dont le carbex se constituait de nanones connectés, les ancêtres de ces fameux nanones ambassadeurs qu’elle allait remettre à l’Armurier Sletloc.

 

 

Lorsque Noone s’était apparié à Turquoise, un sas en forme de sphincter s’était ouvert entre deux filaments entrelacés et les replis, en se contractant, avaient expulsé le Charon de l’autre côté. Le contact – chair froide contre chair desséchée – avait été bref et limité. Puis Noone s’était enfui dans l’espace saturé de radiations, le plus loin possible des murailles du troupeau qui se massait autour de l’étoile binaire. Le vieillard lui avait envoyé un adieu muet et il s’était mis en marche.

Turquoise l’avait accueilli dans un boyau sombre et glacé qui s’achevait en cul-de-sac. L’exosquelette luisant de sécrétions cliquetait à chacun de ses pas à la façon d’un compte à rebours. Il portait l’armure déchirée en travers du ventre, au contact de la peau. Des crépitements d’électricité statique jaillissaient du carbex en lambeaux et le Charon en tirait une illusoire confiance. Comme lui, l’armure, son morceau d’éternité, n’était pas tout à fait morte. Pourtant, à eux deux, il ne leur restait probablement pas assez de forces pour trouver le Passeur et lui arracher le reste. Ce que le corps ne pouvait plus accomplir, le cerveau le ferait. Et le cerveau de Janos Koriana renfermait tant de secrets que d’autres corps se plieraient à sa volonté. Des corps en armures contre lesquels il ne servirait à rien à Gadjio d’implorer.

À certains signes – des vagues dans la chair des parois contre lesquelles il s’appuyait pour reprendre son souffle –, il sentit qu’on venait à sa rencontre. La douleur aiguisait ses sens ; il perçut l’odeur d’ozone d’une escouade de Mécanistes, cette exhalaison si particulière des armures en configuration de combat. Il s’immobilisa et il attendit. Puisque le hasard exauçait ses vœux, du moins puisqu’il anticipait ses besoins, il convenait de se ménager.

 

Neuf Mécanistes se retrouvèrent tout à coup face à lui. L’un d’eux se tenait en retrait au milieu du groupe comme s’il était le dernier sacrifiable. Les armures étaient si noires, si épaisses et si lisses qu’aucun visage n’était reconnaissable, mais celui que les autres encadraient ne pouvait pas être Sletloc – l’Armurier n’eût jamais mis sa précieuse existence en péril dans une expédition sans filets. Il devait donc s’agir de son âme damnée.

— Je suis heureux de vous voir, Tlaxa, salua Koriana.

Comme prévu, la stupeur des Mécanistes redoubla. Ils étaient si sûrs de l’anonymat de leurs armures, tellement certains qu’aucun représentant des autres Rameaux ne saurait jamais les différencier !

— Charon, souffla l’Assistant en se dégageant du groupe (mais ce n’était pas un salut, juste l’expression de son incrédulité), Charon, vous… vous ne devriez pas être là !

Il avait achevé sa phrase avec toute la fermeté froide que requérait son arrogance de guerrier supérieur.

— Vous avez rompu notre accord !

Koriana préféra ne pas gâcher ses forces en haussant les épaules. L’ironie de sa voix d’outre-tombe devait suffire.

— Êtes-vous aveugle, Tlaxa ?

Il laissa tomber le morceau d’armure à ses pieds.

— Ce vestige de carbex suffit-il, pour vous, à remplir votre part de l’accord ? Je suis ici pour réclamer mon dû : une armure vierge en parfait état de fonctionnement. Une armure intègre.

Même sans pouvoir lire les traits de l’assistant de Sletloc, le Charon devina qu’ils se déformaient d’une joie cynique. Tlaxa était pétri de certitudes et il avait retrouvé toute sa morgue.

— Votre manque d’autorité est seul responsable des actes de votre Passeur des Morts, Charon. (Cette fois, il avait craché le titre.) Nous vous avons remis une armure intègre et vous n’avez pas su la garder. Votre présence ici est donc bien une trahison !

Koriana écarta les bras.

— J’ai tellement trahi, Tlaxa, et tant de gens… mais aucun Mécaniste encore, croyez-moi. Et d’ailleurs pourquoi vous trahirais-je alors que l’intégrité de mon armure, donc ma vie, dépend de vous seuls ? Vous comprenez ? Comment pouvez-vous douter de mon silence, alors que je suis spécialement venu vous permettre de vous en assurer ?

— Et achever votre interminable carrière comme maître chanteur, c’est cela ? Je ne sais si je dois admirer votre courage ou me réjouir de votre stupidité, mais je vous garantis que je vais m’en assurer personnellement de votre silence !

L’Assistant fit deux pas en direction de Koriana, mains tendues vers lui comme pour l’étrangler. Celui-ci accepta alors de gâcher un peu de sa trop rare énergie et se redressa de toute sa hauteur.

— Espérez-vous me faire peur avec ce jeu idiot, Tlaxa ? Nous savons tous que vous n’oseriez même pas aller pisser sans l’autorisation de Sletloc. Alors me tuer… Demandez donc à vos hommes de m’offrir leurs bras et conduisez-moi jusqu’à lui.

Le Mécaniste s’était figé, indécis. Il n’hésita pas longtemps.

— L’Armurier me reprochera peut-être de vous avoir éliminé, j’en conviens. Par contre, je suis certain de prendre un savon énorme si un Organique ou qui que ce soit vous aperçoit pendant que je vous ramène. Désolé, Charon. Maintenant, je peux vous éliminer sans que personne sache jamais que vous…

Koriana éclata de rire.

— Dans un… AnimalVille ? manqua-t-il s’étouffer.

Le rire du vieillard n’était qu’un croassement rauque arraché à ses poumons en lambeaux. Mais c’était un rire venu d’un endroit si lointain et douloureux que Tlaxa perdit son assurance. Puis le rire rebondit sur les parois de chairs et celles-ci se mirent à frémir. Tlaxa eut même la sensation que d’autres rires se joignaient à celui du vieillard. Alors, il s’écarta et regarda le Charon passer entre ses hommes comme un fantôme et s’éloigner dans une odeur de chair gangrenée.

 

Etoiles Mourantes
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